HOMMAGE À JEAN BELLEMIN-NOËL
Pierre Bayard
Jean Bellemin-Noël est mort lundi 14 mars à l’âge de 90 ans.
Normalien et agrégé de lettres, assistant à la Sorbonne, il participe en 1969 à la fondation du département de littérature française de Vincennes (Paris 8) et y enseigne jusqu’à sa retraite en 1992. Il y rejoint une brillante équipe de théoricien.nes et d’écrivain.es (Michel Deguy, Claude Duchet, Henri Meschonnic, Jean-Pierre Richard, Marie-Claire Ropars, etc.) qui, autour de la revue Littérature, défendent une lecture des œuvres ouverte vers les sciences humaines.
C’est pour sa part à la psychanalyse appliquée qu’il doit sa notoriété dans le champ des études littéraires. Contestant la nécessité de prendre en compte la vie du créateur et ses fantasmes pour interpréter une œuvre, il invente une démarche différente, la textanalyse – centrée sur la notion d’inconscient du texte, appelée plus tard travail inconscient du texte –, qui lui permet de proposer
des lectures particulièrement stimulantes. Une démarche contestée à l’époque, mais largement pratiquée aujourd’hui, aussi bien dans les milieux littéraires que psychanalytiques.
Son œuvre compte une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels des classiques de la psychanalyse comme Psychanalyse et littérature (PUF, 1978), Vers l’inconscient du texte (PUF, 1979), Les Contes et leurs fantasmes (PUF, 1983) ou la série Interlignes (P.U. Lille, 1988, 1991, 1996), ainsi que des travaux plus personnels comme Le Transhumant (Hermann, 2013) et des traductions à quatre mains de romans coréens.
Pour ma part, je le rencontre au début des années quatre-vingt, à l’époque où je cherche un directeur pour ma thèse d’État et nous devenons amis. S’ensuivent quarante années de compagnonnage, de travail en commun (je prendrai sa succession à Paris 8), de commentaires réciproques de nos livres (sa rigueur était impitoyable, les auteurs de sa collection « Le Texte rêve » s’en souviennent). Bien sûr, nous pourrons toujours relire ses textes pour retrouver sa voix d’écriture si reconnaissable, mais son départ laisse en moi un vide immense.
François Migeot
Quand un nom se détache des présences, de la main, du regard et de la voix, alors la mémoire se retourne face au vide et, inquiète, elle fouille l’alentour. Que reste-t-il à l’ombre des lettres ?
Pour moi, ce qui revient de Jean Bellemin-Noël, ce sont les traces inédites qu’il imprime dans le mouvement des lignes, les empreintes d’un style unique qu’il laisse dans les sentiers de l’écriture — la sienne mais aussi celle du texte écouté—, et cela en sus des questions qu’il pose à la théorie et des
réaménagements qu’il lui impose.
On sait en effet toutes les nouvelles destinations qu’il a su inscrire à l’embarcadère des lectures. Nombre de voyageurs ont avec profit suivi ses balises. Textanalyse, Inconcient du texte, parmi bien d’autres — dont Michel Collot a dressé un inventaire critique et rigoureux. Mais, plus encore que ces repères inventant de nouveaux parcours, et que Collot examine seulement au regard d’une certaine cohérence théorique, c’est la singularité de chaque enquête qui m’a retenu. Le détail du sentier, la sidération d’une rencontre au revers d’un virage. Dit autrement, ce qui me retient avant tout, c’est l’écriture de Bellemin-Noël, sa puissance d’énonciation qui fait interprétation et méduse soudain, in situ, son lecteur, comme l’analysant peut rester sans voix devant une reprise renversée, déployée dans les résonances de son dire, par l’analyste.
Ainsi, loin de se contenter de reconduire le texte aux repères connus de la théorie (freudienne ou lacanienne, entre autres), Jean Bellemin-Noël déploie et réinvente la théorie et l’interprétation en situation, éclairant avec pertinence l’économie du texte et réactivant les linéaments de la théorie sur un terrain vivant. L’interprétation, dans les analyses de Bellemin-Noël, fait événement car elle tire son effet bouleversant par une écriture critique de cette relation transférentielle qui, comme la parole de l’analyste peut faire mouche et ébranler l’ensemble du discours de l’analysant, a le pouvoir de troubler le texte écouté par la trouvaille du critique.
Comme Freud l’explique dans son dernier ouvrage de 1938 (Abrégé de psychanalyse, « De la technique psychanalytique », PUF, p. 44) : « Tout se passe [parlant du transfert] comme s’il agissait devant nous, au lieu de seulement nous informer ».
Peu de critiques hissent leur écriture à la hauteur d’un style. Jean Bellemin-Noël était de ceux-là.
Alain Trouvé
J’ai eu la chance, après l’avoir lu et médité comme beaucoup d’autres, de rencontrer Jean Bellemin-Noël et de le connaître un peu, suffisamment pour apprécier sa simplicité, son sens de l’amitié et son humanité, qualités sans lesquelles la puissance intellectuelle est bien peu de chose. Sa disparition me touche.
Bellemin-Noël aura marqué la recherche littéraire au XXe siècle par son œuvre théorique et critique intégrant la pensée de Freud au cœur du savoir moderne. Alors que, périodiquement, la psychanalyse se voit rangée au rang des accessoires ou, au mieux, intégrée ou diluée dans un appareil conceptuel qui stérilise son potentiel de découverte, son œuvre s’est nourrie de cette pensée incontournable et si souvent contournée, qu’il n’y a pas d’art ni de littérature sans implication inconsciente, de l’écrivain puis de ses lecteurs. Il est l’inventeur et l’illustrateur d’une méthode, la textanalyse, fondée sur l’écoute du texte de l’autre. Par la textanalyse, l’interprétation retrouve tout son intérêt et les textes qu’on croyait connus une puissance suggestive nouvelle. On lui doit aussi les notions d’avant-texte et d’interlecture, marquant son attention pour les recherches sur la génétique des textes et sur la théorie de la lecture. Il sut faire évoluer sa pensée. En témoigne son essai Psychanalyse et littérature (PUF, rééd. 2002), ouvrage de référence qui reprend et dépasse l’hypothèse avancée naguère dans Vers l’inconscient du texte (PUF, 1979). À l’inconscient du texte, il substitue le travail inconscient du texte : « lorsque je parle de travail inconscient du texte, je pense en même temps au travail qui s’est effectué pour arriver au texte que je lis, à celui qui s’effectue en moi durant que je lis et à celui qui s’effectuera lorsqu’un sujet, dont j’ignore tout, lira ce que j’en ai écrit » (p. 218-219).
L’articulation de la littérature à l’inconscient reste sujette à discussion, tant cette question recèle de difficultés et de pièges. Une chose est sûre, néanmoins : quiconque voudra risquer ses propres hypothèses en la matière devra faire le détour par l’œuvre de celui qui nomma plaisamment son essai post-universitaire, Le Transhumant (Hermann, 2013), « brèves de rêvoir ».