François Migeot
Portrait de Michel Butor en Grand Veneur
À la suite du récent décès de Michel Butor — qui était venu participer à l’université de Besançon à une table ronde le 1° décembre 2014—, je propose ici, en manière d’hommage, le portrait de lui en « Grand Veneur » que j’avais esquissé pour l’occasion.
Les rencontres universitaires comportent bien souvent leur lot d’imprévus. […] C’est ainsi que je me retrouve convié à parler de M. Butor à cette table ronde à la place d’un collègue initialement pressenti, et c’est ainsi que le programme des interventions sera sujet à Modification. Le mot fait mouche, bien sûr, chez Butor, d’autant que c’est sur le roman éponyme que j’entends m’appuyer.
En passant, j’en profite pour soulever une question annexe, mais qui n’en est pas moins cruciale dans notre nouveau monde cyberréaliste : je me demande lequel des deux, du collègue programmé ou de moi, est finalement le plus réel : qui est le fantôme de qui, si l’on veut bien considérer que le degré d’existence (au moins universitaire) est indexé sur l’indice de fréquence d’un nom sur les réseaux de la toile. Peut-être, au bout du compte, se pourrait-il que l’absent ressorte de l’épreuve plus consistant que moi.
Mais, quoi qu’il en soit, cette plaisante histoire aura eu au moins un mérite, celle de me fournir une commode transition pour amener un autre revenant qui doit être présenté et sur lequel je vais longuement revenir, je veux parler de la figure légendaire du Grand Veneur de la forêt de Fontainebleau (dont un carrefour éponyme garde la trace), figure qui est si chère à Michel Butor qu’il l’a reprise pour en faire l’une des ombres majeures qui hantent son roman le plus célèbre. Et de quoi s’agit-il ? Présentons-la en quelques mots : elle met en scène le spectre errant d’un cavalier noir, le Grand Veneur, figure empruntée à une très vieille légende et à laquelle Henri IV se serait, à son tour, trouvé associé. Le monarque aurait, rapporte-t-on, entendu, ou aurait entrevu, à la nuit tombée, lors d’une tardive battue en forêt de Fontainebleau, la silhouette équestre ou la rumeur de cet inépuisable et inconsolable chasseur conduisant ses chiens. Or, c’est bien cette figure onirique errante, tout aussi obscure que la légende qui l’entoure— jamais explicitée par Butor— qui ne cesse de chevaucher derrière la toile narrative, et vient régulièrement l ‘ébranler, au moyen d’un thème récurrent qui scande, comme un leitmotiv, le flux associatif qui emporte le récit de La Modification.
Encore un revenant va-t-on me dire ! Michel Butor, depuis les années soixante, c’est bien connu, n’écrit plus de roman. Il se tourne aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, vers la poésie. Serait-il donc renégat ? Serait-il un peu ce Julien l’Apostat dont la figure apparaît à de nombreuses reprises dans La Modification. Ce Julien qui renia, nous apprend l’Histoire, la foi chrétienne et ses célébrissimes romans — je veux parler des évangiles — pour réinstaurer l’ancien et poétique Panthéon d’Orphée et de Dionysos. Michel Butor, serait-il lui aussi apostat et aurait-il décidé ne plus entendre parler de cette place du Panthéon — romanesque — où réside son narrateur, promoteur des ces machines à écrire Scabelli, elles-mêmes métaphore de cette superbe machine à écrire qu’est ce grand roman ?
Je voudrais montrer, dans l’espace trop réduit qui m’est imparti, que le vers était déjà dans le fruit, je veux dire dans le roman, et que, à sa manière, La Modification, entretient des relations très étroites avec la poésie et la fabrique du poème. Attention, je n’ai pas dit avec « le poétique », par lequel on ne sait pas très bien de quoi on parle, si ce n’est qu’on entend trop souvent par là le « joli », ou les guirlandes évocatrices dont on décore parfois le sapin de noël romanesque. Non : je veux parler du poème comme régime de langage, tel que le formalise par exemple Pierre Reverdy (Cette émotion appelée poésie1) quand il le compare à une image ramifiée et complexe qui entretient avec ses divers éléments des relations associatives ; tel que donne aussi à l’envisager Roman Jakobson quand il analyse le registre linguistique, régime d’équivalence, mobilisé par ce qu’il identifie comme étant « la fonction poétique ».2
Essayons de voir de voir d’un peu plus près comment ce roman est hanté par le fantôme du poème, et esquissons quelques pistes.
Ce voyage qui nous conduit du Panthéon parisien au panthéon romain, nous reconduit en même temps au même, puisque l’événement annoncé (la caricaturale substitution de Cécile-l’amante, à Henriette-l’épouse), n’aura pas lieu. Il constitue un avortement romanesque, si l’on attend d’un roman qu’il aboutisse à une modification par le biais de l’accomplissement actanciel de sa fabula. En revanche, ce mouvement, qui est aussi celui de la conscience, s’il finit par s’annuler du point de vie diégétique, ne cesse au contraire de produire une matière onirique débordante, un tissu associatif, un système d’équivalences rhizomatique qui peuple ce train romanesque par ailleurs si pauvre en avancées de l’intrigue.
Plutôt qu’à un train romanesque, peut-être aurait-on affaire davantage à un « train-poème » : en effet les gares qui sont énumérées, si elles marquent la progression d’un parcours, loin que ce soit celui d’une décision — laquelle se délite à mesure que le train avance —, est plutôt celui d’une rêverie qui se redouble, se superpose dans les perceptions du narrateur, se reflète en elles, faisant des fragments du monde perçu dans le wagon une étrange sorte de « rimes » faisant écho aux préoccupations du narrateur. Tandis que la litanie des noms de gare avance, la pensée tourne en rond dans un palais des miroirs et recule dans des remémorations ; tandis que les étapes de l’itinéraire ferroviaire se succèdent, bientôt toutes équivalentes dans la nuit et réduites à un quai, à un peu de lumière et à des plaques lumineuses identiques ne livrant rien de la réalité qu’elles recouvrent, la gare de Fontainebleau, et sa forêt et son Grand Veneur (neuf occurrences), réapparaissent obstinément, comme à contre-courant d’une progression géographique, indiquant que le rêve, indifférent à toute causalité événementielle, en est toujours au même point, cherchant seulement dans ce qu’il entrevoit le prétexte à ce qu’il met en scène. […]
1 Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, écrits sur le poésie, 1930-1960, voir notamment le chapitre intitulé « La fonction poétique », in oeuvres complètes, Flammarion, 1974.
2 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, voir les chapitres II et XI, Minuit, 1963.