Keulmadang
Revue de littérature coréenne
PARUTION
Kim Da-eum
Le Jardin Interdit
Présentation par Claire Sebahun
Dans Le jardin interdit de Kim Da-eun, la géomancie devient outil narratif pour saisir l’intensité de la dépossession des Coréens durant l’occupation japonaise.
Dans le docham, on appelle “jardin interdit” le lieu où seul le maître du pays peut jouir de l’énergie vitale. Ce lieu indispensable tient à un secret lié à la conformité entre le Ciel et la Terre que je n’ose pas écrire sur ce papier. (p. 129)
Nous sommes en 1926. Gyeongseong, l’actuelle Séoul, ploie sous la férule japonaise. Son gouverneur général, affaibli par l’attentat dont il a été victime à son arrivée en Corée, est désireux d’ancrer la domination coloniale jusque dans la terre qu’il foule ; il souhaite engager la construction d’une résidence d’apparat dans l’enceinte du Gyeongbokgung, le palais principal de la dynastie Joseon. Il confie la recherche du terrain au géomancien Kim, un savant du pungsu, la science ancestrale cherchant l’harmonie de l’environnement avec les flux du vent et de l’eau, pour y faire jaillir la prospérité ou la ruine. Ce projet architectural, loin d’être un simple caprice, devient le terrain d’un jeu d’échecs où s’affrontent les forces d’un empire conquérant et les derniers remparts spirituels du Joseon, à une époque troublée où l’on « ne savait trop qui surveillait qui » (p. 57).
Le gouverneur général orchestre une traque étrange : retrouver les jarres contenant le placenta et le cordon ombilical des rois du Joseon, vestiges d’une filiation sacrée qu’il souhaite réduire à néant. L’obsession du contrôle atteint un sommet dans cette entreprise quasi rituelle qui vise à priver le peuple colonisé de tout lien avec son passé dynastique. Mais dans l’ombre, la résistance
s’organise, et le récit nous plonge dans un thriller historique où la tension monte à chaque page, masquant une lutte profonde : comment, sous une apparente obéissance, saboter la mise en place de l’ordre colonial ?
Dans Le jardin interdit, Kim Da-eun excelle à retranscrire l’atmosphère étouffante d’une ville sous surveillance, où chaque regard peut trahir une allégeance. Le narrateur orchestre une mosaïque de perspectives, révélant peu à peu les fils qui relient chaque personnage à l’intrigue commune, d’une ancienne gisaeng devenue missionnaire catholique et suspectée d’être un agent double, à un émissaire de la Haute Police Spéciale en charge de la surveillance des activistes antijaponais.
Toute la force de ce roman réside dans la place occupée par Gyeongseong qui, au-delà d’un décor, est dépeinte par le prisme géomancien comme une entité vivante, une ville-matrice dont les rues et les collines portent les stigmates de la profanation coloniale. L’analogie entre le territoire et le corps féminin apparaît avec force dans la manière dont l’administration japonaise entend instrumentaliser le pungsu, pervertissant une science ancestrale pour asseoir son emprise. La métaphore du viol est soulignée par la quête insensée du gouverneur, qui ne se satisfait pas de la conquête physique et politique : il veut posséder la trame même de l’existence du Joseon, sa mémoire biologique, ses fondements spirituels.
Kim Da-eun inscrit ainsi son roman dans une réflexion plus large sur la dépossession, où la ville devient l’enjeu d’une lutte non seulement matérielle, mais aussi symbolique. Dans cette perspective, Hanseong – puisque c’est ainsi que la nommèrent les souverains du Joseon – n’est pas qu’une capitale occupée : elle est une matrice que l’envahisseur s’acharne à stériliser, à priver de sa fertilité, pour mieux s’assurer que plus rien ne puisse renaître du sol coréen.
L’auteure raconte l’occupation par le biais de la lutte entre deux systèmes de rapport à la terre : l’un, porté par l’envahisseur, cherche à la rationaliser pour la dominer, tandis que l’autre, insiste sur la puissance subversive d’une terre qui contient une mémoire. La géomancie, loin d’être un simple détail folklorique, se révèle ainsi un outil narratif essentiel pour saisir l’intensité de cette dépossession et la résistance silencieuse qu’elle suscite, confirmant que Le jardin interdit est sans pareil pour explorer ce pan méconnu de la colonisation.
Le jardin interdit
Kim Da-eun
Traduit du coréen par Ko Kwang-dan et Jean-Charles Jambon
Atelier des Cahiers, 2022