En mémoire de Jean Starobinski (1920-2019)
(source APEF)
Comment rendre hommage en quelques lignes à Jean Starobinski qui vient à peine de disparaître (1920-2019) et qui déjà nous manque? Sans doute un des plus grands lecteurs critique et essayiste littéraire du XXe siècle, Jean Starobinski a bénéficié d’une double formation conjointe, médicale (dont la psychiatrie) et littéraire à Genève où il a résidé la majeure partie de sa vie. Il sera influencé par des auteurs, parmi d’autres, comme Léo Spitzer (dont il préfacera une édition des Etudes de style) et par l’historien de la médecine O. Temkin de l’Université John Hopkins de Baltimore, dont l’essai non traduit en français « The double face of Janus » (JHUP, 1978), nous semble fondateur d’une histoire médicale non pas hagiographique comme il se devait généralement, mais des idées en médecine, inséparables des contextes culturels qui les rendent possibles.
C’est ainsi que Jean Starobinski portera toujours attention dans ses lectures autant à la cause des phénomènes médico-scientifiques (regard objectif) qu’à leur forme (un regard vivant qui établit une relation sensible avec le monde). Le regard nous rappelle Starobinski dans l’un de ses premiers essais critiques, L’oeil vivant (1961) c’est, avant de désigner la vision, plutôt l’attente, le souci, la garde. « Regarder, est un mouvement qui vise à re-prendre sous garde… ».
Et tout au long de ses études conjointes (il écrit un premier essai sur Montesquieu, en étudiant la médecine) il a posé sur ses malades ce double regard à la fois distancié nécessaire à la clinique, et sensible répondant à un devoir de garde, de souci de qui lui était confié. On ne s’étonnera pas qu’ainsi Starobinski ait pu accepter d’être défini comme un humaniste genevois mais à la condition de préciser ce qu’il fallait entendre sous le terme d’humaniste. Dans un discours prononcé en son honneur à Genève en 2010 (ed. Zoé, 2011) Starobinski a tenu à préciser que l’humaniste n’est pas cet érudit de « bonne compagnie », qui ne cesse de faire valoir son vernis culturel par « un exemple du passé ou une étymologie » mais plus sérieusement c’est celui qui tient une position éthique. Qu’elle est-elle, se demande Starobinski ?
Tout particulièrement dans le domaine des « humanités médicales » c’est de réfléchir au fait que si les sciences et les techniques ont acquis d’immenses pouvoirs elles ne nous disent rien (elles n’ont rien à prendre sous garde qu’elles-mêmes) de la règle morale à respecter pour les acquérir ni de celle pour les appliquer. En somme faisant allusion aux expérimentations médicales d’hier et encore d’aujourd’hui sur les « corps vils » Starobinski ne cessera de rappeler qu’en médecine l’homme doit être une fin pas un moyen. Dans la mesure où la littérature de fiction traite d’innombrables exemples d’expériences subjectives dont la lecture nous fait faire l’épreuve, elle est, nous le savons, cet indispensable outil à la formation non pas d’un diplômé, mais ce qui est bien plus, d’un devenir médecin.
Gérard Danou
Médecin et essayiste
(dr. es lettres- habilité à diriger des recherches)