Hommage à Juan GOYTISOLO (1931-2017) par Emmanuel Le Vagueresse
Le grand écrivain et intellectuel espagnol Juan Goytisolo, que nous avons eu la chance et le bonheur de côtoyer à partir de 2005, nous a quittés le 4 juin dernier, à Marrakech, où il résidait depuis vingt ans. Né le 6 janvier 1931 à Barcelone, c’est l’un des trois frères écrivains Goytisolo, avec José Agustín (1928-1999) et Luis (né en 1935), issus du milieu bourgeois catalan. Juan se fait connaître en 1954 par un premier roman, Jeux de mains [Juegos de manos], faux polar désenchanté assez critique envers la société espagnole du temps, dont la subtilité échappa aux censeurs de la dictature franquiste alors aux manettes du pouvoir. En 1955, Deuil au Paradis [Duelo en El Paraíso] évoque avec une certaine hardiesse, vu les circonstances politiques, la récente guerre civile (1936-1939) et ses cruautés. Goytisolo jouit alors d’une réputation de jeune romancier prometteur, quoiqu’un peu trop doué pour les hiérarques de Madrid. Et très vite, ses allers-retours à Paris – où il rencontre sa future femme, l’écrivaine Monique Lange (1926-1996) – ou sa fréquentation des intellectuels de la gauche clandestine, tout comme les ambiguïtés de plus en plus marquées de ses romans (Le Cirque* [El circo] en 1957, Fiestas [Fiestas] et encore plus La Gueule de bois* [La resaca] en 1958, tous en butte à la censure), le rendent vraiment dangereux aux yeux du régime du Caudillo.
Juste après son service militaire, en 1956, il s’installe alors définitivement à Paris, où il travaille comme conseiller littéraire chez Gallimard. Le début des années 60 est prolifique : dans Terres de Níjar [Campos de Níjar], en 1960 et La Chanca [La Chanca], en 1962, récits de voyage en Andalousie, il irrite à nouveau les autorités par sa critique sous-jacente de l’incurie du franquisme dans cette région en pleines déshérence et déréliction. Il passe aussi par l’écriture béhavioriste alors à la mode, mais appliquée subtilement, dans son cas, à une attaque voilée de l’Espagne du « Généralissime », dans les nouvelles de Pour vivre ici [Para vivir aquí] en 1960, le roman Chronique d’une île [La isla] en 1961, ou les quatre récits de Danses d’été [Fin de fiesta] en 1962, métaphores de l’épuisement du régime, mais aussi du couple bourgeois, blanc et hétérosexuel, qui lui occasionnèrent là encore de gros problèmes avec la censure. À la suite de cette étape, Goytisolo lui-même ressent un épuisement existentiel et littéraire, qui le pousse à un aggiornamento nécessaire et total, par conséquent, et de son être et de son art. Après avoir lu le roman novateur de son compatriote Luis Martín Santos, Les Demeures du silence [Tiempo de silencio] paru en 1962, il comprend qu’il doit changer d’écriture s’il veut gagner sa liberté d’écrivain – et d’homme – et ne plus être inféodé au conditionnement littéraire de son époque et de son pays.
Outre la revendication, d’abord adjacente, puis plus présente – sans jamais être non plus absolument centrale, mais labile et mouvante – d’une homosexualité longtemps enfouie, il avoue aussi être déçu par la gauche espagnole conformiste et tiède, et décide de « disparaître du microcosme politique, mais aussi du monde de l’édition ». Il publie Pièces d’identité [Señas de identidad] seulement en 1966, au Mexique, censure oblige, une sorte de « nouveau roman » ironique et foisonnant, violemment orienté contre l’Espagne traditionnelle et ses mythes mortifères. C’est le premier volet de la trilogie dite « d’Álvaro Mendiola », du nom de son (anti-)héros récurrent, double de papier, jusqu’à un certain point, de son créateur. Désormais, tous ses ouvrages de fiction seront interdits dans son payse et publiés à l’étranger, jusqu’à la mort de Franco ; en particulier Don Julian [Reivindicación del conde don Julián] en 1970 et Juan sans terre [Juan sin tierra] en 1975, volumes suivants de cette trilogie officieuse qui démythifie l’Espagne et sa gangue de clichés et dogmes létaux, revendiquant pour ce « Juan sans terre » un espace textuel d’hyper-marginalité, via une écriture délibérément choquante et comme « (homo)sexuée », tandis que « J.G. » enseigne la littérature de manière érudite, vive et singulière, entre 1969 et 1975, au sein de plusieurs grandes Universités états-uniennes, dans une Amérique en plein boom contre-culturel.
Le thème de l’homosexualité est creusé dans ces romans et ces cours, mais on notera qu’il a toujours été sensible, de manière latente, dès les premiers récits de l’auteur, sans crispation identitaire, pour autant, ni avant ni après son coming out. Dans la vie, Goytisolo restera d’ailleurs très proche de sa compagne Monique Lange, qu’il épousera même civilement en 1978, bien longtemps après cette révélation de sa sexualité. Mais il faut noter que l’écrivain, arabisant, travaille également à la récupération de l’arabité de l’Espagne, autre clef de la compréhension de son oeuvre tout entière, et d’une autre vision du monde arabe, au-delà des stéréotypes et même des ignorances, voire des mensonges occidentaux à son endroit.
Après la chute du franquisme, en 1975, avec la mort du dictateur en novembre de cette année-là, c’est donc la remise en cause, non sans humour, parfois – surtout dans ses fictions narratives –, de tous les lieux communs créés par ses compatriotes eux-mêmes, au long des siècles, qui devient le thème de prédilection de l’écrivain, avant de l’élargir aux avatars post-modernes de la civilisation européenne, voire occidentale dans son ensemble, souvent en opposition avec ce Sud arabo-maghrébin qu’il connaît si bien, par les livres comme les expériences de vie, lui qui y voyagea beaucoup. Ces préoccupations donnent, pour ce qui est de la fiction, Makbara [Makbara] en 1980, portrait de l’auteur en conteur marocain, face au « choc » des cultures ; Paysages après la bataille [Paisajes después de la batalla] en 1982 ; Les Vertus de l’oiseau solitaire [Las virtudes del pájaro solitario] en 1988, lecture soufie du mystique espagnol saint Jean de la Croix ; Barzakh [La cuarentena] en 1991, hommage à sa traductrice et amie Joëlle Lacor, brutalement décédée ; La Longue Vie des Marx [La saga de los Marx] en 1993 ; État de siège [El sitio de los sitios] en 1995, autofiction en plein conflit yougoslave ; Trois semaines en ce jardin [Las semanas del jardín] en 1997 ; Foutricomédie [Carajicomedia] en 2000, érection d’une anti-statue de J.G. en dragueur genétien – Jean Genet ayant été un modèle, lorsque Goytisolo habitait Paris – ; Et quand le rideau tombe [Telón de boca] en 2003, bref et poignant hommage à Monique Lange ; et son dernier « roman », L’Exilé d’ici et d’ailleurs [El exiliado de aquí y allá] en 2008.
Dans ces romans-patchworks inclassables, entremêlant espaces, époques et voix narratives, quitte à égarer le lecteur trop peu motivé, l’auteur dialogue avec les maîtres d’époques passées et actuelles, mais toujours iconoclastes, même s’il s’agit d’apparents et sages « classiques ». Goytisolo y intercale, parfois implicitement, des citations de ceux-ci et de ceux-là, pour que la littérature poursuive son chemin transversal, en écho aux préoccupations intellectuelles, libres et neuves, de notre écrivain, transsubstantiées elles-mêmes en matière littéraire à décrypter et à faire sienne par le lecteur, non sans sensualité à l’un et à l’autre bout de la chaîne de création. Écrivain exigeant, majoritairement impopulaire dans son pays, en tout cas parmi les tenants d’une « bien-pensance » qui l’accusait de se contenter d’inverser les clichés – mais l’on ne prête qu’aux riches – , et reconnu, pourtant, partout ailleurs, Juan Goytisolo publiait souvent dans les grands journaux européens des articles à la fois documentés et personnels, et toujours politiquement incorrects, sur l’actualité, l’histoire, la politique, la religion, l’économie ou la société, la culture et les arts, et pas seulement les arts littéraires, ce qui montre l’étendue de ses intérêts et de ses savoirs. Il fut le poil à gratter de l’intelligentsia, qui le trouvait souvent très irritant, et aussi une plume irréductible à toutes les compromissions, éminemment salutaire.
On trouve trace de cette inquiétude intellectuelle à rebours des ponts aux ânes de la pensée dans des essais remarquables, à l’écriture fluide tout en étant de haute volée, essais parfois éclipsés, d’ailleurs, par ses propres romans. Citons entre autres : Dissidences* [Disidencias] en 1977 ; Contre-courants* [Contracorrientes] en 1985 ; La Forêt de l’écriture [El bosque de las letras] en 1995 ; Cogitus interruptus [Cogitus interruptus] en 1999 ; La Lucarne. La Passion critique de Manuel Azaña* [El Lucernario. La pasión crítica de Manuel Azaña] en 2004 ; Contre les formes sacrées* [Contra las sagradas formas] en 2007. En ce qui concerne plus particulièrement le monde arabo-musulman, on mentionnera Chroniques sarrasines [Crónicas sarracinas] en 1982 ; L’Algérie dans la tourmente [Argelia en el vendaval] en 1994 ; Par monts et par vaux. Approches du monde islamique* [De La Ceca a la Meca. Aproximaciones al mundo islámico] en 1997 ; ainsi qu’une série documentaire télévisée au long cours (26 chapitres), Alquibla, en 1988, pour la télévision publique espagnole. Notons enfin une autobiographie sans concession en deux parties, Chasse gardée [Coto vedado] en 1985 et Les Royaumes déchirés [Los reinos de taifa] en 1986, et une très brève plaquette de poèmes, genre qu’il n’avait encore jamais abordé, Ardeurs, cendres, défaut de mémoire* [Ardores, cenizas, desmemoria], en 2012, bouclant ainsi la boucle des nombreux genres littéraires que Goytisolo pratiqua avec bonheur. Un inédit profus est prévu, selon ses dispositions testamentaires, pour 2027, soit dix ans après sa mort…
L’écrivain remporta de nombreux prix à partir de 1985, mais aucun dans son pays (!), excepté dans les toutes dernières années de sa vie, notamment les prestigieux Prix National des Lettres Espagnoles en 2008 et Prix Cervantes en 2014, un prix – le tout dernier qu’il reçut, couronnant sa carrière – qu’il n’eut ni le coeur ni l’impolitesse de refuser, se rendant à Madrid muni de la seule cravate qu’il avait à sa disposition pour recevoir la récompense des mains du Roi et de la Reine d’Espagne. Juan Goytisolo repose désormais au vieux cimetière espagnol de Larache, au Maroc, non loin de Jean Genet, l’autre « J.G. » empêcheur de penser en rond des lettres, son ami et mentor, pour autant qu’un homme si libre puisse jamais eu avoir de « directeur spirituel », on l’aura compris.
[Dans cet article, sont suivis d’un astérisque les titres français d’oeuvres de Juan Goytisolo qui n’ont pas été traduites dans notre langue et dont nous donnons, ici, une simple traduction littérale]
Les Œuvres Complètes* [Obras Completas] de Juan Goytisolo sont disponibles en 8 tomes, revus et préfacés par l’auteur, chez Galaxia Gutenberg/Círculo de Lectores (Barcelone), parus entre 2005 et 2008. En français, l’immense majorité de ses fictions et essais sont disponibles, notamment, depuis plusieurs années, chez Fayard, excellemment traduits par Aline Schulman.
Bibliographie sur Juan Goytisolo, en français (choix) :
Abdelatif BEN SALEM (dir.), Juan Goytisolo ou Les Paysages d’un flâneur, Paris, Fayard/Institut du Monde Arabe, 1996
Annie BUSSIÈRE-PERRIN, Le Labyrinthe. Mort et renaissance du sujet d’écriture : Juan Goytisolo [Thèse de Doctorat], Montpellier, Université Montpellier III-Paul Valéry, 1985
Le Théâtre de l’expiation. Regards sur l’oeuvre de rupture de Juan Goytisolo, Montpellier, Université Montpellier III-Paul Valéry, CERS, 1998
(dir.) Juan Goytisolo, Montpellier, Université Montpellier III-Paul Valéry, CERS, 2005
COLL., Juan Goytisolo : Trajectoires, n° spécial de Horizons Maghrébins (28-29), Toulouse, Université de Toulouse II-Le Mirail, été 1995
Emmanuel LE VAGUERESSE, Désir et répression dans l’oeuvre narratif de Juan Goytisolo (1954-1975) : stratégies d’écriture [Thèse de Doctorat], Paris, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, 1999
Juan Goytisolo. Écriture et Marginalité, Paris, L’Harmattan, 2000
Yannick LLORED, Étude herméneutique du texte goytisolien : au cours de la période 1980-1993 [Thèse de Doctorat], Lyon, Université Lyon II-Louis Lumière, 2002
Juan Goytisolo : le soi, le monde et la création littéraire, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2009
Exils. Max Aub, Juan Goytisolo, Saarbrücken, Éditions Universitaires Européennes, 2017